Chroniques.
Le droit honteux de s’enrichir sur notre dos
Un promoteur, le sénateur Paul Massicotte, a acheté un bois pour 1,9 million de dollars à Saint-Bruno.
Un des plus grands succès du néolibéralisme, cette réaction de droite à l’émergence de l’État providence, est d’avoir réussi à tout ramener à l’individu. L’État n’est plus la solution, il est le problème, affirmait Ronald Reagan.
On valorise les efforts individuels, les libertés individuelles, les succès individuels, les droits individuels, les identités individuelles, etc. Alors que la seule façon pour les petits de vaincre les grands est de s’unir, quoi de mieux pour les puissants que de détricoter le collectif. C’est du génie.
Cette vision du monde s’est insinuée partout, elle nuit même aujourd’hui aux villes qui veulent protéger la nature.
En voici deux exemples absolument honteux rapportés ces derniers jours par Éric-Pierre Champagne, journaliste à La Presse. Je vous invite à lire les textes complets, mais en voici de courts résumés.
Acheté 1 $, compensation demandée : 4,5 millions de dollars
Une citoyenne, Ginette Dupras, hérite d’un terrain pour la somme symbolique de 1 $1. Elle ne s’y intéresse que 32 ans plus tard et elle apprend que le zonage a été changé, que le terrain est maintenant en zone de conservation, donc qu’il n’est plus « développable ». Elle poursuit la Ville de Mascouche pour expropriation déguisée… et gagne. Elle aura droit à une « compensation » qui variera entre 436 000 $ et 4,5 millions de dollars. Je souligne que Mme Dupras n’a pas préparé même l’esquisse d’un projet de développement. Elle n’a pas investi un cent, elle n’a rien fait. Elle possède, c’est tout.
Le merveilleux système encadrant les expropriations ne protège pas la collectivité, mais l’individu. En effet, quand l’État exproprie, il ne doit pas payer que la valeur marchande du terrain, ce qui serait normal, mais également une indemnisation pour les profits anticipés perdus par le propriétaire privé !
Cela multiplie évidemment la valeur des terrains. La loi ne défend plus uniquement le petit propriétaire lésé par le gouvernement, ce qui est souhaitable, elle défend maintenant le droit du spéculateur de s’enrichir ! Être exproprié, c’est gagner le gros lot.
Selon l’avocat de la Ville de Mascouche, ce jugement signifie qu’il en coûtera au bas mot 3,1 milliards à la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) pour atteindre son objectif de protéger 17 % de son territoire ! Ce sera la même chose partout au Québec. Même quand les villes auront la volonté de protéger des terrains précieux pour la collectivité, elles n’auront pas la capacité financière de le faire.
Le sénateur et l’environnement
Cette autre saga est tout aussi légale qu’immorale2. Je résume. Un promoteur, le sénateur Paul Massicotte, achète un bois pour 1,9 million de dollars. Il planifie un projet de 20 maisons, projet qui reçoit au départ l’appui de la Ville de Saint-Bruno. Un peu plus tard, deux rapports confirment la présence sur le terrain d’une espèce menacée, le ginseng à cinq folioles. Des citoyens se mobilisent et, en 2013, les opposants au projet gagnent l’élection municipale et adoptent des règlements pour protéger le boisé.
Le promoteur/sénateur intente une poursuite contre deux élus qui ont voulu faire achopper le projet (ils avaient été élus pour ça !). Il perd, c’est une poursuite bâillon, un recours abusif, affirme le juge. Ce même promoteur/sénateur tente de faire annuler le règlement de la CMM destiné à protéger les milieux naturels d’intérêt, dont une partie de son boisé. En 2020, Québec refuse le projet de lotissement au titre de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel. Le promoteur poursuit Saint-Bruno pour expropriation déguisée.. et gagne ! La compensation n’est pas encore connue, mais il réclame 15 millions pour un bois acheté 1,9 millions. Indécent.
Un dernier exemple.
Une indemnisation de 20 milliards
Selon Radio-Canada, le Investment Arbitration Reporter (IAR) affirmait cette semaine que les promoteurs du projet GNL Québec voulaient obtenir une indemnisation de 20 milliards US du gouvernement canadien3. En 2021, après un rapport sévère du BAPE, le gouvernement du Québec avait rejeté leur projet. En 2022, le gouvernement fédéral faisait la même chose, lui aussi sur la base d’un rapport d’évaluation environnementale. Selon IAR, le poursuivant prétendrait que la décision prise par Ottawa était d’abord politique, ce qui irait à l’encontre des accords de libre-échange. Exit les choix politiques (et l’environnement), c’est la liberté d’entreprendre qui prime.
Dans un monde capitaliste normal, quand quelqu’un fait un investissement, il court un risque. Par exemple, le risque que le zonage soit changé, le risque qu’on découvre une espèce menacée sur son terrain ou encore le risque que des études environnementales affirment clairement que son projet est nocif pour l’environnement. Mais non. Dans le cadre juridique actuel, les seuls qui courent des risques sont les contribuables. Les risques sont collectifs et les profits privatisés.
Il faut changer la Loi sur l’expropriation au plus vite et, si possible, appliquer le changement aux causes présentement devant les tribunaux. Il y en aurait pour 500 millions de dollars présentement juste dans la région de Montréal !
Au lieu de protéger les propriétaires avaricieux, la loi devrait renforcer la capacité des collectivités de se protéger d’eux et de protéger la nature. Bref, ramener un peu de collectif au royaume des individus.